Dans l'imaginaire
collectif, l'arme typique de l'Europe médiévale est l'épée :
une arme à lame droite et à double tranchant. Bien que ce soit
effectivement vrai, peu savent que le sabre y était lui aussi très
répandu, en plus d'être estimé et très apprécié. On ajoutera
aussi que « Europe médiévale » ne signifie rien en soi.
L'Europe est un ensemble de territoires à peine défini à l'époque
et « médiéval » rapporte à une période qui a duré
mille ans, comme si elle avait été un tout uniforme et cohérent
sans aucun changement du début à la fin. Raisonner ainsi revient à
dire que Louis XIV et la conquête de Mars prennent place au même
moment de l'histoire de l'humanité.
Nous devons aussi
rappeler ce qu'est un sabre avant d'entrer dans le vif du sujet :
on appelle « sabre » toute arme blanche dont la lame,
trop longue pour en faire un couteau, est courbe et munie d'un seul
tranchant complet (l'éventuel second tranchant n'est donc que
partiel). Évidemment, cette définition souffre des exceptions :
il y a eu des sabres droits, bien qu'on parle de préférence
d'« épée à simple tranchant » ou de « latte »,
et il y a eu des modèles dont la lame portait deux tranchants
complets, auquel cas là aussi on préfère parfois parler d'« épée
courbe », ceci par coutume (l'épée étant la plus répandue
dans nos régions, tout objet approchant est appelé par défaut
« épée », ce qui constitue d'ailleurs un abus de
langage). Il existe des sabres à courbure « rentrante »
(comme une lame de faux) et à courbure « sortante »
(comme une lame d'hirondelle de bourrelier).
Il existe un grand débat
entre ceux qui considèrent que le sabre dans l'Europe médiévale
est une arme à part entière qu'on doit placer sur un pied d'égalité
avec l'épée et ceux qui pensent qu'il n'est qu'une dérivation d'un
outil et qu'il doit donc être considéré de la même manière que
la hache de guerre. Nous allons voir que ces deux hypothèses ne
s'excluent pas mutuellement. Jusque récemment, une troisième hypothèse
était encore admise (et on peut même encore l'entendre actuellement
dans des salles de classes dirigées par un professeur à l'esprit
réfractaire) : le sabre en Europe médiévale serait une
tentative de copie (ou un effet de mode) résultant du contact avec
les peuples orientaux durant les croisades. En effet, leurs fameux
cimeterres, des sabres à la terrible efficacité, auraient
impressionné les croisés qui, revenus en Europe, auraient tenté de
le copier. Cette hypothèse a été infirmée pour plusieurs raisons
très simples : pour commencer, les croisades ont débuté à la
fin du XIe siècle et le sabre existe en Europe depuis l'âge du
bronze, plusieurs milliers d'années avant la première croisade (et
le début de la reconquista). Aussi, Les cimeterres n'étaient pas
« d'une terrible efficacité ». C'étaient des sabres et,
en tant que tels, ils avaient leurs avantages (une taille efficace et
un maniement dans l'ensemble plus aisé) et leurs inconvénients (un
estoc peu efficace, sinon déplorable). Enfin, argument
incontestable, le cimeterre n'existait tout simplement pas à cette
époque. Certes, les orientaux, tout comme les européens,
utilisaient des sabres mais, là encore comme chez les européens,
ils étaient largement sous représentés puisque l'arme la plus
répandue chez eux restait l'épée, à lame droite et double
tranchant. Seuls les peuples iraniens utilisaient principalement le
sabre et eux n'ont pas pris part aux combats des premières croisades (et
leurs sabres n'étaient alors pas des cimeterres).
Les européens n'ont donc pas pu être impressionnés par la qualité
et l'efficacité du cimeterre puisqu'il n'en ont pas vu avant le XIVe
siècle. Le tout premier sabre islamique (c'est à dire une arme arabe ou
turque, et pas
persane), qui est d'ailleurs le tout premier cimeterre, date de 1297 et
est conservée au Topkapi Saray Museum sous
le numéro d'inventaire 1/304.
Il reste donc deux
hypothèses et nous allons voir qu'elles ne s'infirment pas
mutuellement, ce qui s'explique par le simple fait qu'elles sont
toutes les deux vraies : oui, l'armement européen comprend des
sabres, armes à part entière, dont le rang et la qualité étaient
égaux à ceux de l'épée mais il existait aussi des sabres de
moindre rang (mais pas forcément de moindre qualité, par ailleurs)
qui étaient des armes dérivées d'outils agricoles ou artisans.
Actuellement, le commun utilise le terme « fauchon » pour
désigner tout type de sabre européen, ce qui est une erreur puisque
le fauchon est un type bien spécifique de sabre. Cette tendance a
même atteint les historiens et les universitaires, qui désormais
nomment « fauchon de # » toute arme qui ressemble
vaguement à un sabre ou une épée sans en être réellement.
L'exemple type est le « fauchon de Maciejowski », qui
n'est pas un fauchon mais plutôt une sorte de feuille de boucher ou
d'équarrissoir (nous y reviendrons).
Parmi les plus anciennes
découvertes de l'âge du fer européen, on trouve des sabres ou des
épées à simple tranchant, qu'on appelle "grands couteaux". Ils côtoient des épées à double
tranchant, ont les mêmes dimensions et leurs aciers sont d'égale
qualité, mais on note qu'ils sont largement plus nombreux. On trouve
la même forme générale et le même quota sabre/épée de la
Bretagne aux Balkans, ce qui indique que l'usage du sabre en Europe
était répandu et non pas une particularité de telle ou telle autre
localité (on note néanmoins un nombre d'épées à simple tranchant très élevé sur le littoral de la mer baltique).
Ils présentent des
montures semblables à celles des épées, avec une soie aiguille ou
plate enfermée dans la poignée et rivetée à un pommeau qui fait
tenir l'ensemble solidement. Les lames disposent d'un seul tranchant
et parfois d'un court contre-tranchant affûté qui n'est pas sans
rappeler certaines dagues de vénerie plus tardives ou le warabite
tachi japonais de la même époque (lui-même rappelant les épées
chinoises du moment). Elles sont relativement fines (5 à 7 mm) et
larges (50 à 80 mm), leur longueur varie d'une soixantaine à plus
de 80 cm. Le tranchant et le dos sont droits, plus ou moins
parallèles et la pointe est formée par une courbure douce avec un
dos « drop-point » (dos tombant vers le tranchant, tous
deux suivant une courbure douce sans sommet abrupte pour se
rejoindre). L'émouture est convexe et commence dès le dos, les
flancs de la lame sont plats et souvent creusés d'une ou plusieurs
gouttières dont certaines sont esthétiques (fines et peu profondes)
et d'autres clairement fonctionnelles (profondeur conséquente menant
à un réel gain de poids et de rigidité). Les lames n'ont
généralement pas de courbure, ou une infime courbure rentrante.
Certains exemplaires ont un montage dit « à plate semelle »,
ce qui signifie que la soie a la forme de la poignée finie et est
flanquée de deux plaquettes de bois formant poignée. Dans un tel
cas, il n'est pas rare que la semelle forme une ou deux branches
recouvrant les doigts dans un but à la fois protecteur et
esthétique.
Les lames, faiblement
courbées (flèche maximale de 2 cm environ. Généralement moins de
1 cm) sont généralement un peu plus courtes que celles des épées,
dépassant rarement les 80 cm et se situant généralement dans les
environs de 70 à 75 cm. Elles ont un talon de largeur moyenne (4 cm
environ) et s'élargissent vers la pointe de manière plus ou moins
subtile (parfois plus de 7 cm, mais généralement 5,5 à 6 cm). Le
dos forme un décroché avant la pointe, donnant une forme qu'on
nomme par l'anglicisme « clip point », semblable à celle
du célèbre couteau « bowie » américain.
La forme drop-point, opposée au clip-point. Le dos subit une courbure non pas concave mais convexe. Si la lame est symétrique, qu'il y ait un ou deux tranchants, on parle de "spear-point". |
Ce
décroché
est souvent affûté de manière à former un contre-tranchant et
l'éventuelle gouttière qui longe le dos de la lame s'arrête là où
le contre-tranchant débute. Les gouttières sont généralement
seules et présentes d'un seul côté, mais on trouve des modèles à
plusieurs gouttières et appliquées des deux côtés de la lame. Une des
particularité très en avance sur son temps du fauchon (ce qui
prouve que le fauchon était bel et bien une arme à part entière
faisant l'objet d'une recherche d'efficacité et de technicité, et
pas un outil agricole détourné de son usage) est la présence
quasi-systématique d'un « ricasso », partie du tranchant
juste derrière la garde qui est non affûtée et laissée massive,
ceci dans le but de renforcer le « fort » de la lame (la
partie la plus proche du talon, qui sert à recevoir l'arme de
l'ennemi) mais aussi de passer le doigt au delà de la garde pour
gagner quelques centimètres sur l'avant de l'arme et ainsi
rapprocher la main du centre de gravité de l'objet dans le but
d'avoir un meilleur contrôle de la pointe et permettre, donc, un
estoc plus précis, plus puissant, plus efficace. Le fauchon répond
donc à un problème inhérent à sa forme courbe, l'estoc peu
efficace, et le corrige. L'exemple le plus caractéristique de ce
type d'arme est le fauchon dit « de Thorpe », qui date de
la fin du XIIIe siècle, mais des modèles de ce type ont existé du
début du XIIIe à la fin du XVIe siècle. Cet exemplaire, conservé
au château de Norwich, a une lame de 80 cm et a perdu un morceau de
sa pointe (on l'estime généralement à un peu plus de 82-83 cm),
son épaisseur est de 2,5 mm mais on estime l'épaisseur originelle à
environ 3,5 mm au talon (ce qui reste très fin) et 3 mm au niveau du
décroché, la largeur au talon est de 48 mm et la largeur maximale,
au niveau du décroché, est de 56 mm. La gouttière, fine et peu
profonde, n'est présente que sur le flanc gauche de la lame.
L'ensemble pèse 904 grammes, soit un poids total d'environ 950 à
1100 grammes dans son état originel (selon le bois composant la
poignée, la quantité de métal disparue avec le temps, etc.), c'est
donc une arme dans la moyenne de poids de son temps.
Le fauchon de Thorpe, archétype de son genre. Exposé au Norwich Castle Museum. |
Certains fauchons avaient une lame sans courbure et à dos droit sans décroché. Sur un tel exemplaire, la pointe était parfois virtuellement incapable d'estoc puisque le tranchant prenait une très forte courbure pour rejoindre le dos et formait donc avec celui-ci un angle très ouvert, généralement une quarantaine de degrés et approchant dans certains cas les 90 degrés. Ces modèles ont une largeur de lame importante (parfois plus de 12 cm) avant la pointe. Ils sont plus anciens que le modèle précédemment décrit (XIIe à XIVe siècle) et disposent de la même qualité de fabrication. Eux aussi disposent des mêmes montures que les épées à double tranchant de leur époque. Bien que leur allure massive laisse à penser que c'étaient des armes moins raffinées, on note que l'iconographie de l'époque les représente autant que les fauchons de l'autre type et les épées aux mains des chevaliers. Ils sont même généralement montrés comme très efficaces. L'exemple type est le fauchon dit « de Conyers », qui présente une monture élaborée disposant de nombreuses gravures d'une grande qualité. Une arme indéniablement noble et rafinée.
Un autre exemple est celui exposé au Chateau de Cluny, en France, au numéro d'inventaire CL.3452. Plus court que le fauchon de Conyers, il dispose comme ce dernier d'une monture en bronze, d'une lame plus courte (environ 50 à 55 cm au lieu de 73,5 pour l'exemplaire de Conyers) et d'une poignée elle aussi plus courte, tout juste suffisante pour une main adulte et qui rappelle les poignées très courtes des épées de l'âge du bronze, sur lesquelles le bas de la paume de la main et les doigts venaient chevaucher le pommeau pour donner plus de puissance aux coups de taille (la bosse que forme le pommeau donne à la main un point d'appui supplémentaire permettant de donner un coup de taille extrêmement efficace). Les deux modèles ont des lames extrêmement fines, l'exemplaire de Conyers ayant une épaisseur de 6 mm au talon (ce qui est dans la moyenne basse des épées de l'époque) et de 1,2 mm juste avant la pointe (ce qui est extrêmement fin). Ces mesures nous indiquent que le fauchon, contrairement à une idée reçue, n'était pas une arme lourde destinée à pénétrer dans la chair à la force de son poids, comme une hache, mais au contraire une arme subtile dont le maniement faisait appel non pas à la force brute mais à l'art de la coupe (manière d'utiliser un objet tranchant pour donner des coups de taille. L'art de la coupe permet des coupes extrêmement efficaces et, par exemple, de trancher en deux, d'une épaule à la hanche opposée, un être humain d'un seul coup). On notera aussi des objets semblables au fauchon de Conyers mais dont le dos se prolonge loin en avant pour former une pointe aiguë.
Enfin, le XVe siècle a connu une recrudescence de sabres de formes diverses et variées, sans qu'il ne semble y avoir de réelle forme de base à partir de laquelle les divers styles se détachent : les formes et styles esthétiques sont disparates et on a du mal à faire un lien précis entre telle forme et telle autre. Les divers types de lames côtoient les divers types de monture indifféremment. Certains semblent être des fauchons étirés pour en faire des sabres tenus à deux mains dans le style du kriegmesser allemand (traité dans l'article suivant), d'autres ont de très nombreux points communs avec le katana japonais, d'autres encore rappellent les sabres moyen-orientaux et certains préfigurent les formes de lame des sabres européens des siècles suivants. Il semble que les français, les italiens (du Nord de l'Italie), les germains et, surtout, les suisses en ont été très friands. On en voit souvent dans l'iconographie mais peu sont retrouvés sur les sites de fouilles archéologiques. Les quatre clichés suivants présentent diverses déclinaison, très proches les unes des autres, d'un type de sabre généralement nommé "sabre suisse" (qui n'a, par ailleurs, pas été utilisé qu'en Suisse, mais dans toute l'Europe centrale). Ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres : il y a eu des dizaines de types différents de sabres européens. La documentation à leur sujet est encore plus rare que leurs traces physiques sur les sites de fouilles, ce qui explique l'absence de photographies de ceux-ci dans le présent article.
Reproduction d'un sabre suisse, seconde moitié du XVe siècle. Reproduction par Christian Fletcher, collection privée |
Encore un sabre suisse, là aussi avec une monture de même style que les précédents mais une lame différente. Exemplaire d'époque. Référence A489, Wallace Collection. |
Après ces modèles, qui
ont pour certains perduré jusqu'au XVIIe siècle, on trouve des sabres
d'inspiration orientale qui ont eu énormément de succès en Europe de l'Est, notamment en Pologne, en Lituanie, en Arménie, en Hongrie, en Ukraine, en Russie (on ne peut parfois faire la différence entre le "klytch" slave et le cimeterre oriental) ou semblable à ceux qu'on utilisera jusqu'à
la fin du XIXe siècle et nous sortons de la période médiévale. Néanmoins, il y a de nombreux sabres médiévaux que nous n'avons
pas abordés, notamment tous ceux que de nos jours on nomme
improprement « fauchon » et dont le nom historique est
« malchus », les « messer » allemands et
d'autres modèles encore plus spécifiques qu'on regroupe sous le
terme latin « ensis ». Ceux-ci sont des dérivations
d'outils agricoles et non des armes à part entière créés et
étudiés dès le départ comme des armes à la manière des modèles décrits
ci-dessus.