samedi 22 mars 2014

La Scène de Dédicace

La scène de dédicace est généralement placée entre le premier et le dixième folio. Elle permet d’identifier le commanditaire, un roi ou un prince,  dans son patronage artistique et une politique littéraire. Du IXe au début du XVIe siècle, la valeur esthétique de la scène de dédicace évolue selon les règnes. Le point de vue des enlumineurs reflète, avec toute la gestuelle d’une cérémonie, l’attitude d’un souverain lettré. A maintes reprises, le roi lettré figure avec l’auteur-rédacteur et le traducteur qui remet son travail. L’objet livresque, représenté fermé ou ouvert, est soumis à l’autorité royale qui peut juger l’intérêt du texte et la qualité visuelle des enluminures.

Comment le roi se fait représenter ?
Les principaux éléments qui composent les dédicaces, l’architecture et le mobilier, constituent l’écrin de l’objet livresque et celui du roi lettré telle que l’image nous les montre. Dans cet environnement, le souverain se pare en conséquence. Les costumes expriment aussi un comportement. On peut mettre en avant deux exemples. Charles V (1364-1380) revêt la robe universitaire des sages tandis qu’à un siècle de distance, Charles VIII (1483-1498) utilisait l’habit royal du sacre.
L’iconographie différencie le geste intime du geste cérémoniel. Le roi figure en tête du livre parce qu’il fédère un groupe. C’est une personne autour de qui on se réunit pour un rituel, une cérémonie. A la fin du Moyen Âge, les enlumineurs et les peintres proposent différentes re-présentations publiques du roi. C’est une position qui lui permet d’affirmer son autorité et de signifier ses engagements politiques et littéraires. La scène de présentation de manuscrits s’ouvra ainsi sur un nouvel espace, une cérémonie de cour.

Charles le Chauve (840-877) est le premier roi franc à être peint dans une scène de dédicace.



Fig. n°1 : Charles le Chauve reçoit la Bible des moines de Saint-Martin de Tours que Vivien a commandé pour l’offrir au roi franc. Paris BNF latin 1 fol.423.

En France, nous devons attendre  le XIIIe siècle  pour voir un capétien représenté dans ce genre de peinture. Et c’est le prince héritier, le futur Louis VIII (1187-1223-1226) qui reçoit le Carolinus des mains de Gilles de Paris (1160 ?-1224) vers 1200. Le livre est mis en abîme, c’est-à-dire ouvert. Les quatre vertus Justice, Providence, Fortune et Tempérance sont personnifiées par des femmes. Les scènes sont toutes peintes dans des médaillons à large bordure.

Fig. n°2 : Le prince héritier Louis (futur Louis VIII) recevant le Carolinus de Gilles de Paris vers 1200. Paris, BNF latin 6191 fol. VIIv.

Au XIVe siècle, les conseillers royaux rédigent pour le roi des traductions. Ils travaillent à demeure. Le schéma traditionnel des dédicaces change. Charles V aimera se faire représenter en sage, accordant audience à ses proches conseillers, en privé.

Charles V recevant le Songe du Vergier d’Evrart de Trémaugon, Maître de la Bible de Jean de Sy, Paris, 1378, Londres, British library, Royal 19 C IV folio 2

A la fin du Moyen Âge, les peintres de manuscrits composent l’image d’un roi entouré de protagonistes. Des modèles traditionnellement religieux, comme la majesté sacrée réservée au Christ et à l’empereur, sont utilisés pour les scènes de dédicace. A la fin du XVe siècle, le roi de France affirme par l’image qu’en plus d’être lettré il est sacré. La présentation du manuscrit devient une cérémonie de cour à part entière. Le dédicataire royal est figuré avec les insignes du sacre, regalia et manteau royal. Les costumes et les décors participent amplement à l’identification d’un cérémonial présidé par le roi. Avec Charles VIII et Louis XII, le roi lettré renoue pleinement avec l’image du roi qui est l’oint du Seigneur et empereur en son royaume.

Louis XII (1462-1498-1515) reçoit la traduction de Claude de Seyssel de la Cyropédie de Xénophon, Maître de Philippe de Gueldre, vers 1505-1508, Paris, BNF français 702 folio 1


mardi 4 mars 2014

Concept abstrait de la couleur

Hommage à un humaniste 


    Un blog sur la couleur ne devrait traiter que de pigments, de leur fabrication et de diverses applications concrètes mais nous aurons l'occasion d'y revenir de cas en cas au gré de démonstrations spécialisées. 
      
     La couleur étant aussi un concept abstrait, notre choix s'est porté sur un traité, le « De Pictura », écrit par Alberti en 1435, qui à notre avis, constitue un trait d’union entre recueils de recettes aux réminiscences anciennes et le discours des encyclopédistes qui obéissaient au besoin intellectuel d’ordonner le monde. Une façon de rendre hommage à l’humaniste, pour sa façon d’avoir traité la peinture comme art libéral, avec près de deux siècles d’avance sur sa reconnaissance effective. Sans nommer Constantin l’Africain qui faisait autorité la matière, Alberti se désintéressa clairement du processus physiologique de la vision dont le fondement aurait été l’esprit de la vision (Spiritus visibilis) « Ce ne fut pas une mince question chez les Anciens de savoir si ces rayons sortent de la surface ou de l’œil. Cette question est assez difficile et nous la laisserons donc comme nous étant sans utilité. ». (Livre I, §5) Il laissa aussi de côté le débat des philosophes qui recherchaient les origines premières des couleurs « Qu’importe en effet au peintre de savoir comment une couleur est produite par le mélange de ce qui est poreux et de ce qui est dense, ou bien du chaud et du sec avec le froid et l’humide ». Des savants du XIIIe comme Barthélémy l’Anglais (1) distinguaient, en effet, les couleurs naturelles des couleurs fabriquées car leur caractère artificiel les aurait empêché de les intégrer à une théorie d’ordre cosmogonique. Leur besoin de classification s’appuyait sur le texte fondateur d’Aristote et témoignait d’une réflexion scientifique sur le phénomène de la couleur que l’air illuminé était réputé prendre au contact de corps naturel. Elle combinait la structure linéaire entre les pôles noirs et blancs avec une gradation chromatique qui allait de clarté humide en rapport avec l’élément air à clarté sèche en rapport avec la terre. Le rouge étant au milieu. Barthélémy reconnaissait que la qualité de lumière passait par une infinité de degrés avec pour conséquence, une infinité théorique de couleurs. Alberti partageait pleinement les repères universaux de couleurs dont les quatre éléments feu (rouge), air (céleste ou perse), eau (verte) et terre (cendre) fournissent la trame de référence puisqu'il ne considérait que quatre vrais genres dont résultaient de multiples espèces tandis que leur mélange avec du blanc ou du noir en produisait d’autres en nombre presque infini. (Livre I, §9) Ces deux couleurs, les seules à être considérées comme pures, étaient placées par les philosophes aux extrêmes de cinq autres espèces mélangées. Alberti, quant à lui, ne les tenait que pour de simples modificateurs utiles à rendre l’ombre et la lumière, la mort de cette dernière entraînant celle de la couleur. Même s’il prêtait aux peintres la qualité de « doctus pictor » il n’en redoutait pas moins une immodération à vouloir tendre vers le blanc le plus pur ou le noir trop intense. « Comme j’aimerais que l’on vende aux peintres la couleur blanche beaucoup plus cher que les pierres les plus précieuses ! Il serait même utile que le noir et le blanc proviennent de ces grosses perles que Cléopâtre faisait dissoudre dans du vinaigre : on en serait très avare et les œuvres n’en deviendraient que plus gracieuses et plus proches du vrai. » (Livre II, §47) La réception des lumières et leur angle de réflexion comptaient d’avantage pour lui que la qualité. En cas d’interception du rayon lumineux, le report de l’ombre qui en résulte est proportionnel à la force de sa source, qu’elle provienne de la lune, d’astres comme le soleil ou l’étoile Lucifer, du feu et même d’une lampe. « S’il est réfléchi, il s’imprègne de la couleur trouvée sur la surface par laquelle cela se produit. » (Livre I, §11)
     Dans sa dédicace à Filippo Brunelleschi, Alberti prétendait, en trois livres, faire sortir l’art des racines mêmes de la nature pour le mettre entre les mains de l’artiste et l’en rende maître.  


Francis Besson, mars 2014

(1) De proprietatibus rerum

Belle illustration du Livre XIX qui constitue un appendice sur les accidents ou la science de la nature : Dans cette distinction philosophique entre état et essence, la couleur relève du domaine accidentel. Les accidents spirituels étant des facultés ou des connaissances acquises.
BNF Français 134, fol. 385v, Flandre, 3-4e quart XVe siècle.
 Le traité est une compilation de Boèce et de Isidore de Séville et a pour prétention de faire connaître la nature et les propriétés des choses répandues dans les oeuvres des saints et  des philosophes. Il a été écrit entre 1230-40 par Barthelémy l’Anglais (Bartholomaeus Anglicus) et traduit Jean Corbechon, de l’ordre de saint Augustin, en 1372. Il s’agit d’une collection d’images pour la prédication.

Il est aussi intéressant de voir l'animation suivante :http://www.profil-couleur.com/lc/001-couleur-moyen-age/les-couleurs-moyen-age.html

Bibliographie et ouvrages de référence

Sylvie Fayet, Le regard scientifique sur les couleurs à travers quelques encyclopédistes latins du XIIe siècle. Bibliothèque de L'Ecole Des Chartes, Volume 127, Partie 2

Alberti, De Pictura, traduit par J.-L. Schefer, Macula Dedale, Paris 1992.